L'HISTOIRE DE CE PROCÈS.


Le contexte politique et religieux de la béatification.

Une béatification, ou une canonisation, est d’abord un acte d’Eglise et sa signification essentiellement religieuse : hommage rendu à un serviteur de Dieu, geste de piété, modèle proposé à la vénération et à l’imitation des fidèles. Mais aucune décision du Magistère, même la plus religieuse dans son inspiration et par ses effets, n’est entièrement détachée du contexte historique ni n’échappe complètement à une interprétation politique. Ainsi ce n’est pas par pur hasard si c’est au lendemain de la victoire de la France que Benoit XV proclame en 1920 la sainteté de Jeanne d’Arc et plus d’un bon esprit a pensé voir dans ce geste l’expression de son vœu d’une réconciliation entre le Saint-Siège et la République française.

L’interférence entre le religieux et le politique est naturellement plus accusée quand une béatification concerne plusieurs personnes ; à plus forte raison si le seul dénominateur commun entre elles est d’avoir souffert la persécution d’un pouvoir politique mû par l’hostilité à l’encontre de l’Eglise. Reconnaître que des religieux ont été mis à mort “en haine de la foi”, c’est désigner leurs persécuteurs comme des ennemis de la vraie foi et il est inévitable que la postérité des persécuteurs voie dans l’hommage rendu aux victimes une provocation : on l’a observé récemment encore à l’occasion de la béatification de martyrs vietnamiens.

Les intentions et les sentiments qui ont présidé à la béatification des martyrs de septembre 1792 et les réactions qui suivirent, illustrent parfaitement ces observations : la cérémonie d’octobre 1926 est la conclusion d’une histoire dont les rebondissements reflètent pour une partie les vicissitudes qui ont affecté alors les relations de l’Eglise de France et du Saint-Siège avec le gouvernement de la République, ainsi que les retournements de situation politique en France.

La chronologie est à elle seule révélatrice. C’est en 1901 que le Cardinal Richard, archevêque de Paris, engage la procédure en instituant le tribunal ecclésiastique qui a mission d’instruire la cause des martyrs de septembre 1792. 1901 : la guerre religieuse qui opposait depuis plus d’un siècle l’Eglise à la Révolution et divise profondément les Français, vient de se rallumer après l’échec du ralliement et la courte trêve que caractérisait « l’esprit nouveau » ; en cette année, le Parlement vote une loi sur les associations qui exclut du bénéfice de son inspiration libérale les congrégations religieuses, soumises à un régime fort restrictif. 1905 : tous les évêques de France s’associent à la requête en signant la lettre postulatoire. Or 1905 c’est le point culminant de la tension entre l’Eglise et la République, l’année de la Séparation qui abroge le Concordat et met fin à un siècle de relations entre la France et le Saint-Siège par un acte unilatéral. Ces événements ne peuvent que confirmer l’épiscopat français et le Vatican dans leur conviction que la Révolution est “l’origine de tous leurs malheurs”. Les catholiques demeurent dans leur grande majorité persuadés que les révolutionnaires étaient essentiellement mus par la volonté de déchristianiser la France. Ils souscriraient sans difficulté à l’affirmation de Clemenceau que la révolution est un bloc. Si leur requête en faveur de la béatification des victimes des septembriseurs est d’abord un geste de piété, c’est aussi le moyen de proclamer qu’il ne aurait y avoir le moindre accommodement entre la fidélité à l’Eglise et l’adhésion à l’esprit de 1789. Tous ou presque feraient leur la formule de Mgr d’Hulst, Recteur de l’Institut Catholique, préfaçant en 1892 la brochure qui relatait les cérémonies organisées précisément pour honorer la mémoire des martyrs des Carmes : « Si les continuateurs des Jacobins s’en donnent à cœur joie de célébrer à nos frais l’œuvre des bourreaux, on ne nous contestera pas, je pense le droit de penser aux victimes ».

Le préambule du décret par lequel en janvier 1916 la Sacrée Congrégation des Rites introduit la cause, reflète très exactement cet état d’esprit dans le jugement porté sur la Révolution : il reprend sans la moindre réserve la thèse de l’école contre-révolutionnaire qui, à la suite de Joseph de Maistre et de Barruel, dénonçait dans la Révolution une entreprise d’inspiration satanique essentiellement dirigée contre l’Eglise : « Les troubles révolutionnaires qui, à la fin du XVIIIe siècle, bouleversèrent cruellement la France, sous la spécieuse apparence d’un mouvement philosophique et social, manifestèrent surtout une haine féroce contre la véritable Eglise du Christ et contre ses ministres. Cela est démontré nettement par les paroles et les actes de ceux qui dirigeaient ces troubles et qui, au moyen de lois et de décrets, tentèrent, par un effort commun, d’arracher la foi catholique à cette très noble nation ».

Mais tandis que la procédure suit son cours ordinaire, de réunion en réunion - tenue, le 23 octobre 1923, d’une congrégation antépréparatoire, et deux ans plus tard, le 17 novembre 1925, d’une congrégation préparatoire - et qu’on s’achemine ainsi vers une décision propre à satisfaire la piété et la fidélité des requérants, le contexte s’est passablement modifié. La France est sortie victorieuse du conflit. Benoit XV, moins enclin à l’intransigeance et aux gestes de rupture que son prédécesseur, souhaite sincèrement une réconciliation avec la France. Un rapprochement s’est opéré : en mai 1921 ont été rétablies les relations diplomatiques. S’amorce un second ralliement qui sera plus heureux et plus durable que le premier. Le Vatican apprécie et appuie la politique extérieure de la France qui s’attache alors à instaurer un ordre juridique international et le nonce apostolique a publiquement exprimé la sympathie du Saint-Siège pour l’action Briand.

Or les rédacteurs du décret du 1er octobre 1926 qui conclut positivement, continuent de raisonner sur la lancée ; ils n’ont aucunement modifié leur jugement sur les événements de la Révolution ; la condamnation est peut être encore plus sévère.

« On ne pourra jamais assez déplorer ce noir et misérable fléau qui, à la fin du XVIIIe siècle, caché sous le nom mensongeur de philosophie, avait perverti les esprits et corrompu les mœurs et rempli avant tout la France de meurtres et de ruines. L’âme est émue d’horreur au souvenir des inexprimables spectacles de cruauté et de barbarie qu’exhibèrent pendant la Révolution française des hommes impies et scélérats, à peine dignes du nom d’hommes : les temples sacrés dépeuplés, les signes sacrés de la religion catholique violés, des évêques, des prêtres, de pieux laïques immolés arbitrairement pour avoir refusé de prononcer une formule de serment décrétée par une puissance laïque ouvertement opposée aux droits de l’Eglise et à la liberté de conscience, ou pour s’être montrés moins bienveillants envers ces nouvelles institutions politiques ». Ni le jugement, ni le style n’ont subi le moindre infléchissement depuis plus d’un siècle : c’est toujours la rhétorique de l’anathème. Il est vraisemblable que le réveil de la querelle religieuse après la victoire, en mai 1924, de la majorité du Cartel des gauches qui avait inscrit à son programme la suppression de l’Ambassade au Vatican et la réactivation des lois laïques dont l’application était suspendue depuis l’Union sacrée, n’a pas été étranger à ce raidissement, entretenant la conviction que les républicains étaient irrémédiablement des adversaires.

Mais depuis 1925, le gouvernement français avait , devant la mobilisation de l’opinion, renoncé à appliquer son programme anticlérical et, depuis juillet 1926, la France était gouvernée par une majorité de large union dont les défenseurs traditionnels des libertés religieuses faisaient à nouveau partie, sous la présidence de Raymond Poincaré, qui était assurément laïque mais nullement sectaire.

Il n’est pas surprenant que le gouvernement se soit ému de la portée que le texte de la Curie conférait à la béatification des victime de la justice populaire : à travers ces crimes n’était-ce pas l’œuvre même de la Révolution et de la démocratie qui étaient visées ? Aussi le Ministre des Affaires étrangères invite-t-il notre Ambassadeur à faire part au Cardinal Secrétaire d’Etat des réflexions suscitées par la “maladresse” de rédaction des lettres pontificales :  “La Révolution française n’est pas une terrible et misérable sédition” ; le fut-elle, il y avait encore lieu d’en parler avec précaution et ménagement parce qu’elle est un événement considérable de l’histoire de la France et de l’histoire du monde. Lorsqu’il s’agit de la réforme, le Saint-Siège prend plus de soin de ne pas  blesser les “Allemands non-catholiques et leurs princes” (dépêche du 27 novembre 1926).

Si la béatification a ainsi failli provoquer dans la presse une violente campagne anticléricale et envenimer les relations entre le Vatican et la France, le hasard des circonstances a créé une autre complication par l’apparente contradiction avec une autre crise. Les textes émanant de Rome paraissaient apporter la caution du Magistère aux thèses soutenues par les adversaires inconditionnels de la Révolution regroupés autour de l’Action française. Or, quand est rendue publique la décision de béatification, Pie XI a engagé depuis peu le fer contre l’influence, qu’il juge pernicieuse, de cette école de pensée et mis les fidèles en garde contre ses théories. Les défenseurs de Maurras ont beau jeu d’opposer la condamnation des massacres à l’avertissement pontifical. D’où le trouble des fidèles et l’embarras des pasteurs. Recevant en audience privée la quinzaine d’évêques venus, sous la conduite du cardinal Luçon, archevêque de Reims, assister à la cérémonie de béatification, Pie XI et le cardinal Gasparri maintiennent sans variation la ligne de conduite tracée et insistent “d’une façon paternelle mais ferme sur la nécessité d’obéissance à ses directives”. Pie XI n’entend pas que l’hommage légitime rendu à des confesseurs de la foi serve à jeter le doute sur le sens de son intervention. C’est dire que certains des attendus qui étaient depuis le début du siècle les démarches étayaient depuis le début du siècle les démarches en faveur de la béatification ainsi que les commentaires qu’en proposaient les milieux de la Curie se trouvent brusquement caducs et que le Pape Pie XI a lui-même amorcé le mouvement qui conduira quelque soixante ans plus tard son successeur, Jean-Paul II, lors de son premier voyage en France, à déclarer : “Liberté, égalité, fraternité, ce sont là, dans le fond, des idées chrétiennes”, répudiant des interprétations par trop systématiques et prenant en compte le travail des historiens qui ont pu établir que la Révolution n’était pas un bloc et que les circonstances avaient eu autant de part à la rupture entre l’Eglise et la France renouvelée que les volontés déterminées. Il est de ce fait désormais possible de rendre à ceux qui ont versé leur sang pour la foi un hommage pur de toute arrière-pensée et qui réponde au vœu exprimé par certains des martyrs de pardonner aux bourreaux.

René Rémond, 1792. Les Massacres de septembre (les carmes, l’Abbaye, Saint-Firmin), catalogue raisonné de l’exposition de 1992